DE LA PENSEE UNIQUE A LA
PENSEE COMPLEXE. QUELLE POLITIQUE POUR L’AFRIQUE AUJOURD’HUI ?[1]
0.
Introduction
Au
cours de cette décennie, un bon nombre d’Etats Africains célèbrent le
cinquantenaire de leurs indépendances, c’est-à-dire la reconnaissance de leurs
souverainetés au niveau international. 50 ans c’est beaucoup dans la vie d’une
personne humaine, et surtout dans nos pays où l’espérance de vie tourne autour de 45 ans. Quel bilan
peut-on faire de ces 50 ans de souverainetés nationales ? Dans bien des
cas, le peuple Africain recherche encore la vraie signification de ces
indépendances. Peut-être sont-elles politiques (et même alors !) par le
fait que ces sont les enfants du terroir qui occupent tous les fauteuils jadis
occupés par les colonisateurs.
En
tout cas, l’Afrique ne donne guère la possibilité d’un endroit où il fait beau
vivre. Malgré la présence de ses propres
fils et filles aux commandes, elle étale au grand jour ses limites politiques et économiques : dictature, éternisation
au pouvoir, parti unique, gabegie financière, corruption, népotisme, clientélisme,
confusion entre le bien public et bien privé, salaires modiques pour les uns et
exorbitants pour les autres. La liste n’est évidemment pas exhaustive.
Au
regard de la situation désastreuse de l’Afrique, d’aucuns voudraient en
connaitre les causes et chercher les voies et moyens de bâtir une Afrique
rayonnante et donnant de l’espoir à son peuple. Si pour les uns les causes sont
à chercher chez ceux qui tirent les ficelles ailleurs, pour d’autres, les
Africains sont eux-mêmes à blâmer.
Pour
le premier groupe, les politiciens africains répondent de leurs actes à leurs
« maîtres » qui les mettent au pouvoir et les soutiennent dans la
conservation du pouvoir même si le rendement pour leurs peuples est mauvais.
Pour
ceux qui en veulent aux Africains eux-mêmes, le temps de culpabiliser les
colonisateurs est déjà passé : les Africains ont les choses en mains.
S’ils n’arrivent pas à changer les cours des événements, c’est par le fait de leur égoïsme,
de leur vision tribalistique du monde des affaires publiques.
Un
troisième groupe renvoie dos à dos les deux premiers. S’il est vrai que les
africains sont aux commandes et que certaines de leurs attitudes (égoïsme,
tribalisme, corruption…) mettent en mal un vrai décollage de l’Afrique, il
n’est pas à négliger le rôle que jouent aujourd’hui les puissances étrangères
et les multinationales dans la prise de décisions des politiciens africains.
A mon avis, la misère de l’Afrique vient du
fait qu’on est passé d’une pensée unique à une autre depuis la colonisation
jusqu’à ces jours. Quand nous parlons d’une pensée unique, au sens d’Edgar
Morin, nous pensons à « une structure de pensée qui contrôle dans un sens
monolithique, réducteur, bref, dans l’impossibilité de dialogue entre des
thèmes antagonistes, et dans l’impossibilité d’une réflexion dialogique »[2].
C’est une pensée qui nous enferme dans des alternatives mutilantes. La pensée
unique, pour le dire autrement, ce sont « ces pseudo-théories qui
proposent des visions du monde fermées
sur elles-mêmes ou des idéologies qui prétendent tout expliquer et saisir la
réalité historico-politique dans son ensemble »[3].
1.
Description et présentation de quelques cas de pensée
unique
La
colonisation a été, à n’en pas douter, une pensée unique. Le colonisateur a
voulu faire « le bon samaritain » qui vient « civiliser »
le peuple africain. Le schéma de pensée est celui de la pensée unique, qui voit
tout en termes de séparation et de
disjonction entre une culture civilisée et une culture barbare. Entre les deux,
il n’y a pas de possibilité de dialogue. L’Afrique devrait se soumettre à la
civilisation et laisser tomber ses mythes et sa vision du monde. Cette pensée
unique du colonisateur a voulu voir l’Afrique comme un tout malade auquel ont
devrait administrer le même médicament sans tenir compte des différences
internes en Afrique ; les français avaient leur modèle pour leurs
colonies, les anglais avaient le leur, les portugais ou Belges avaient aussi le
leur. Ce qui est évident est que chaque colonie est administrée selon le modèle
de la métropole. Dans le domaine politique, un schéma quasi identique est mis
en place selon que la colonie est française, anglaise, belge ou portugaise. Un
voyage dans les différents pays d’Afrique vous fait découvrir (au- delà de la
langue) sans trop de problème si la colonie était anglaise, française,
portugaise ou belge.
La
pensée unique occidentale est celle qui a bafouée la culture africaine et a
fait croire aux africains, qu’il n’y a qu’une
culture : la culture occidentale. Le mode de gestion de la res publica
devrait répondre aux exigences « universelles » de gestion. C’est
cette pensée unique qui a mis en place une économie tournée vers la croissance
de la métropole – au mépris du bien vivre des autochtones. Les corvées imposées
aux colonisés n’étaient guère pour leur lendemain meilleur. Que des sacrifices
pour rien ! L’occident a vécu ou
vit selon ce que Morin appelle le grand
paradigme d’Occident, formulé par Descartes. Ce grand paradigme a pour
fondement la disjonction entre la res
cogitans et la res extensa, entre la
philosophie et la science, entre le corps et l’âme. Il s’agit là d’un paradigme
de séparation, paradigme de disjonction (connaissance de l’homme par la
soustraction de la nature) et d’un paradigme de réduction (connaissance de
l’homme par une intégration de celui-ci dans la nature).
Le
politicien africain a suivi dans le sens d’une pensée unique. Aux indépendances,
les promesses faites à leurs compatriotes par des politiciens africains étaient
que le temps du bâton était fini et que les jours à venir seraient meilleurs.
Cela n’a pas pris beaucoup de temps pour que les populations déchantent. Si au
temps de la colonisation, la pensée unique était celle du colonisateur, après
l’indépendance, elle est celle des politiciens scandant les idéaux du parti
unique, du parti-Etat. Dans la plupart des pays, les chefs d’Etats se sont
donné des noms comme Guide-suprême, Guide-éclairé. Le chef a le premier et le
dernier mot. Les autres citoyens n’ont qu’à se soumettre à la volonté du chef
qui a le monopole de la connaissance dans la direction des affaires de l’Etat.
Toute pensée discordante est outrage au
« führer » (guide). La dictature prend alors le dessus sous plusieurs
formes. Pour ceux qui ont le « courage de lion », il n’y a pas
de honte à faire savoir clairement qu’aucune idée contraire à celle du chef
n’est tolérée, tandis que pour « les modérés », la mise en place
d’une mascarade permettant des dissonances est permise pour vendre la
physionomie d’un leadership ouvert aux préoccupations du peuple.
Tout
compte fait, les politiciens africains au pouvoir ont muselé toute pensée outre
que la leur. La conception de la politique comme conquête, exercice et
conservation du pouvoir signifie pour beaucoup que tous les moyens sont bons
pourvu qu’on l’acquière et qu’on y reste. La pensée unique, en politique, c’est
le fait de voir dans les autres politiciens des ennemis, c’est le refus de
penser que les autres peuvent avoir un point de vue différent du sien. C’est le
refus de comprendre que les idées en politique sont des opinions et non pas des
vérités inattaquables.
La
mondialisation telle que perçue aujourd’hui risque d’être une sorte de pensée
unique. Si pour les uns, il s’agit d’une occidentalisation du monde, pour les
autres, elle se réduit au seul domaine économique. A voir l’approche actuelle
de la mondialisation, on voudrait réduire le monde à un seul point de
vue : celui de l’économie du marché, du libre échange des biens. C’est une
forme de pensée unique qui conçoit le jeu du marché en des termes capitalistes.
Cette pensée unique a montré ses limites avec
la crise financière inédite qui a secoué les riches et les pauvres. La
mondialisation c’est aussi cette pensée unique qui semble privilégier le bien-être
(de qui ?) par rapport au bien-vivre ; elle pose des problèmes
d’éthique, d’écologie, des cultures, des civilisations. La tendance est de réduire
les différentes visions du monde en une seule. Il y a donc réduction et
simplification. « Après la mythologie du communisme salvateur, la
mythologie du marché salvateur a produit des ravages, de nature différente,
mais tout aussi dangereux »[4].
La
pensée unique, c’est aussi la société masculine qui a caractérisé le monde et
dans le cas d’espèce, l’Afrique. La femme a été reléguée à la maternité et à la
cuisine. Si déjà chez les Grecs et les Romains, cette situation étant évidente,
elle l’est encore de façon plus forte en Afrique jusqu’à ce jour. Pour essayer
de faire bonne figure dans le cadre de la diplomatie internationale, le terme
parité est en vogue. Mais dans le concret, la place qu’occupe la femme dans la
gestion de la chose publique reste dérisoire. À qui la faute ? D’aucuns
diraient que la femme elle-même ne se bat pas assez pour avoir une place dans
l’arène politique. Car, dira-t-on, la politique est un monde de compétitions et
stratégies. Rien n’est donné sur un plateau d’or. La femme de la société
africaine n’a pas envie de s’embourber dans ce vilain jeu de compétitions
sordides au risque de perdre sa dignité. Une telle idée nous fait comprendre
que la parité n’aura jamais lieu faute des combattantes pour sa cause.
A
ce groupe, certains répondraient que les textes juridiques, l’environnement
politique et social, tout est mis en place pour que la femme n’émerge pas et
que la société reste masculine et continue à fonctionner comme au temps de nos ancêtres.
Les quelques femmes qui se distinguent ne sont qu’une exception qui confirme la
règle.
La
pensée unique, dans ce cadre, c’est cette pensée qui ne voit pas dans la femme
un partenaire, un autre point de vue qui peut nous faire comprendre le monde
sous un angle différent. Sa perception et sa conception du monde ne
pourraient-elles pas permettre la mise en place d’une société tournée vers le
bien-vivre et non pas seulement vers le bien-être ?
2.
La pensée complexe selon Edgar Morin
La
pensée complexe, telle que nous la présente Edgar Morin, est l’antidote pour
les pensées uniques[5].
Il s’agit d’une pensée qui ne se réduit pas dans un domaine mais bien en une
pensée qui permet l’intercommunication entre les différents champs de
connaissance en opérant des boucles
dialogiques. En répondant à Nelson Vallejo, Morin dit que « la
pensée complexe est tout d’abord une pensée qui relie. C’est le sens le plus
proche du terme complexus (ce qui est
tissé ensemble). Cela veut dire que par opposition au mode de penser
traditionnel, qui découpe les champs de connaissance en disciplines et les
compartimente, la pensée complexe est un mode de reliance. Elle est donc contre
l’isolement des objets de connaissance ; elle les restitue dans leur
contexte et, si possible dans la globalité dont ils font partie »[6].
Les
opérateurs de la pensée complexe sont applicables en politique pour un espace
public où il fait beau vivre. Ces opérateurs sont :
A.
Le
principe d’auto-éco-organisation
(c’est-à-dire un principe d’autonomie dépendance : tout être vivant pour
se conserver dans son être « doit s’autoproduire et s’auto-organiser en
dépensant et en puisant de l’énergie, de l’information et de l’organisation ; autonomie et dépendance sont inséparables),
B.
L’idée systémique ou organisationnelle (liant la connaissance des parties à celle du tout.
Il y a une relation intrinsèque entre le tout et les parties),
C.
Le principe hologrammique (le tout est à l’intérieur des parties et les parties
sont dans le tout),
D.
L’idée dialogique (permettant de relier des thèmes antagonistes,
apparemment contradictoires même). C’est le dépassement des alternatives ou
bien/ou bien (unité ou multiplicité). Il s’agit ici de la complémentarité des
antagonismes. Morin cherche cette idée dialogique dans la pensée
contradictionnelle d’Héraclite concevant la pluralité dans l’un[7].
Repenser la politique en Afrique
aujourd’hui c’est « savoir donner la parole aux antagonismes, aux
contradictions, aux exclusions. Ce qui est une leçon d’éthique et de politique »[8].
La pensée complexe est dialogique dans son essence. C’est autant dire qu’au
paradigme de séparation, de disjonction et de réduction, Morin oppose celui
d’unité, de distinction et d’implications mutuelles. Il s’agit donc d’un
renversement, d’un refus de la réduction et de la séparation.
3.
Quelques suggestions pour une Afrique plurielle
Le
monde est complexe. Il n’y a pas une civilisation, il y a des
civilisations ; il n’y a pas une culture, il y a des cultures. La pensée
unique est cette pensée qui veut tout occidentaliser. On veut tout réduire à un
seul schéma de pensée. La conséquence en politique, c’est la réduction du mode
d’organisation de la société en un seul mode : la démocratie occidentale.
En
politique aujourd’hui, l’Afrique doit partir sur des nouvelles bases pour un
mieux-vivre des africains. Il faut des qualités nouvelles, des émergences
organisationnelles qui recréent l’Afrique. L’Afrique ne peut pas continuer à
vivre selon le schéma d’une pensée unique telle que celles dénoncées plus haut.
Par
rapport aux différents principes de la pensée complexe d’Edgar Morin, nous
voudrions commencer par insister sur le principe
hologrammique (les parties sont dans un
tout et le tout est à l’intérieur des parties). L’Afrique fait partie du
monde et le monde est aussi à l’intérieur de l’Afrique. Chaque partie du tout (monde)
a sa culture (ses croyances, ses valeurs particulières) et sa civilisation
(techniques, savoirs, sciences…transmissibles à d’autres parties). Dans ce
sens, l’Afrique doit se considérer à même d’apporter sa contribution dans
l’édification d’un monde meilleur. Ce qu’il faut combattre, c’est la tendance
d’être une « société de consommation » des autres civilisations en minimisant sa propre place dans le concert
des nations. L’Afrique ne doit pas rester un laissé-pour-compte. Dans les
rapports avec les autres nations, il faudrait que les politiciens ne soient pas
des figurants mais développent ce que Morin appelle « une politique
de l’humanité qui serait une politique de symbiose des civilisations, c’est-à-dire
où entrerait le meilleur de chaque civilisation »[9].
La civilisation occidentale, qui s’est, du reste, mondialisée, « est une
civilisation qui se définit par l’ensemble des développements de la science, de
la technique, de l’économie ». Le constat de Morin c’est que cette
civilisation-là apporte plus d’effets négatifs que d’effets positifs. D’où la
nécessité d’une réforme, d’une politique de civilisation[10]. Tout
n’est donc pas que rose dans la civilisation occidentale ; si l’on n’y
prend pas garde, cette civilisation risque de mettre notre humanité et notre
monde en péril. C’est aussi le cri d’alarme de Hans Jonas, en proposant son principe Responsabilité. Morin constate
que la science a apporté des armes de destruction massive et des possibilités
de manipulation biologique, que la technique et l’économie concourent à la
dégradation de la biosphère et à tant d’autres problèmes écologiques, que les
biens matériels n’ont pas apporté un véritable bien-être psychologique et
moral, que l’individualisme s’est développé en provoquant le dépérissement des
solidarités. Dans tout ceci, le constat est que ce qui domine, c’est la
quantité, le « plus », au détriment du mieux[11].
L’Afrique veut-elle suivre cette voie du
« plus » ou plutôt se battre pour le « mieux » ? Les
politiques africaines sont calquées sur le modèle occidental qui, pourtant,
montre ses limites. L’Afrique a des valeurs que les politiciens doivent
exploiter pour la mise en place d’un continent qui n’est pas
« suiveur » mais partenaire dans l’agora des civilisations.
Pour
s’autoproduire et s’auto-organiser, le monde doit opérer une boucle dialogique.
La considération de la valeur de chaque civilisation permettra d’éviter le danger
devant lequel nous place la civilisation occidentale. En matière d’écologie,
par exemple, l’Afrique traditionnelle a de grandes leçons à donner. Les
Africains ont su utiliser la nature avec respect et une vue pour le bien des
générations à venir.
Qu’il
s’agisse de l’Occident ou de l’Afrique, la recherche d’une identité à outrance
peut être suicidaire. « Nous sommes tous, nous dit Morin, des
poly-identitaires, dans le sens où nous unissons en nous une identité familiale,
une identité transnationale, éventuellement, une identité confessionnelle ou
doctrinale ». Les nouvelles techniques de l’information et de la
communication nous mettent aujourd’hui dans une situation telle qu’aucun peuple
ne peut vivre isolé des autres ; la logique identitaire doit donc tenir
compte de la mondialisation. Car, « l’unité d’un être, d’un système
complexe, d’une organisation active n’est pas comprise par la logique
identitaire, puisqu’il y a non seulement diversité dans l’un, mais aussi
relativité de l’un, altérité de l’un, incertitudes, ambiguïtés, dualités,
scissions, antagonismes. Il faut comprendre que l’un est en réalité relatif par
rapport à l’autre. Il ne peut être défini seulement de façon intrinsèque. Il a
besoin, pour émerger, de son environnement, de celui par rapport à qui il s’identifie.
L’un est donc complexe. Il est une identité complexe. Il est comme tout ce qui
produit de l’individualité, de l’autonomie, de l’identité, de la permanence
dans ses formes, un unitas multiplex[12].
Il nous faut donc repenser l’idée selon laquelle l’identité est une-et-indivisible.
La pensée complexe est une pensée dialogique.
L’effort
de l’Afrique, dans ce dialogue, c’est de ne pas se diluer au point de ne plus être
reconnue comme civilisation parmi d’autres civilisations. Elle ne doit ni se
sentir inférieure ni supérieure mais partenaire dans la construction d’un monde
meilleur. « L’Occident en général et l’Europe en particulier ont développé
surtout le coté matériel et technique de la civilisation, et ont sous-développé
tout ce qui concerne l’âme, l’esprit, la relation avec soi-même et
autrui »[13].
L’Afrique doit chercher des domaines où elle peut apporter sa
contribution : celui de la morale et de l’écologie sont à explorer.
« En effet, du point de vue politique, l’on doit au paradigme de disjonction
la conception d’une séparation entre pouvoirs laïques (sic !) et pouvoirs
religieux, tout comme il fournit des outils conceptuels pour dénoncer les
amalgames du fanatisme et de la ‘guerre’ sainte »[14].
Le
politicien africain ne doit pas vivre dans la peur de l’opposition tant que
cette dernière est comprise comme moyen de veiller à toute dérive du pouvoir et
que tous travaillent pour le bien de la communauté. Morin nous dit que
« nous avons toujours besoin de l’opposition de deux ou plusieurs
argumentations ; notre recherche de la vérité ne peut se faire et ne peut
progresser qu’à travers la controverse. Cette idée montre, chez Socrate par
exemple, comment à travers les différents stades d’opposition, on progresse en
éliminant certaines erreurs »[15].
Il faudrait cette compréhension que les idées en politique sont des opinions
(des dokei moi) et non des vérités apodictiques ; ce sont des « ce
qu’il m’apparait ». L’opinion n’est pas adoptée parce qu’elle est la
vérité mais parce qu’elle convainc et persuade.
A
notre avis, « voir (comprendre) le monde à partir du point de vue de
l’autre (compagnon), c’est le genre politique d’aperçu par excellence. Chaque
citoyen peut comprendre la vérité inhérente dans l’opinion de l’autre. La
véritable vertu d’un homme d’Etat consisterait dans la compréhension du plus
grand nombre possible et variété des réalités qui s’ouvrent aux opinions
diverses des citoyens et leurs opinions pour que la communauté (commonness) de ce monde devienne
apparente »[16].
Tout effort doit être fait pour saisir la diversité et la pluralité dans
l’unité, à penser le réel sous le concept de l’Unitas multiplex. Dans le cadre de la démocratie par exemple, Edgar
Morin pense que la séparation, la diversité et la reliance doivent être des
maîtres mots. « Il faut en effet qu’il y ait conflit d’idées, qu’il y ait
une séparation des pouvoirs, afin d’empêcher un pouvoir homogénéisateur et
monolithique »[17].
C’est dans ce sens que la tolérance est un élément capital en démocratie. Grace
à elle, on reconnait « la nécessité de la fécondité de la diversité,
de la pluralité, des conflits d’idées et du dialogue qui assume les
antagonismes, les contradictions et les conflits »[18].
La démocratie que nous appelons de tous nos vœux doit signifier aussi un
respect inaliénable de l’argumentation d’autrui (c’est-à-dire son droit à
l’expression), la tolérance des idées contraires aux siennes en vue de la
pluralité, la compréhension que la vérité de la dialogique maintient
l’opposition tout en montrant la complémentarité (c’est-à-dire comme disait
Pascal : « le contraire d’une vérité profonde n’est pas une
erreur, c’est une vérité contraire »[19]).
Une pensée complexe, dans le domaine politique, c’est celle qui laisse aux
autres membres de la communauté la libre expression de leurs opinions, le droit
d’écouter ces opinions et le droit d’être soi-même écouté.
Dans
le cadre de la mondialisation, il ne faut ni une dilution, ni une recherche à
outrance de l’identité personnelle. On remplacerait ainsi le grand paradigme d’Occident (celui
formulé par Descartes) fondé sur la disjonction, par le paradigme de la
complexité. Ce dernier, bien que fondé sur la distinction, tient sur la
liaison, c’est-à-dire sur l’implication mutuelle, l’inséparabilité, la
complémentarité. Il faudrait rappeler ici que les deux mots-clés de la pensée
complexe sont boucle et dialogique. Dans ce cadre de la mondialisation, la
pensée complexe nous invite à refuser la réduction de toutes les civilisations
en une civilisation et la séparation des civilisations sous le mode ou bien ou
bien. Le monde aujourd’hui ne peut pas être gouverné par le paradigme de
simplification (réduction/disjonction). Il ne s’agit pas de remplacer la
séparation par l’inséparabilité, mais plutôt de les penser ensemble. Morin nous
dit « qu’avec la pensée complexe disparaît la vision d’un monde
rationaliste, rigide et clos »[20].
Dans ce sens, ce qu’il appelle une politique de civilisation devrait servir à
la restauration des solidarités et responsabilités. Au-delà de l’économique et
du social, il faudrait aussi considérer l’aspect moral. Car, « une
politique de civilisation ne doit pas être hypnotisée par la croissance. Il
faut abandonner la recherche du toujours plus pour une recherche du toujours
mieux. La croissance est un terme purement quantitatif. Il faut savoir quels
sont les secteurs où il doit y avoir croissance, et ceux, au contraire, où il
doit y avoir décroissance »[21].
4.
Conclusion
En
conclusion, l’Afrique doit éviter ce mode de pensée « qui consiste à faire
croire que les positions contradictoires ne peuvent être envisagées que d’une
façon univoque, que l’économie ne peut être conduite que d’une manière, que la
politique n’est envisageable que d’un point de vue »[22].
Toute
culture a ses vertus, ses superstitions, ses erreurs. Ce sont surtout les
vertus de différentes cultures qui devraient se rencontrer[23].
Le développement de la science et de la technologie amène dans son bagage des
problèmes éthiques incontournables qui menacent même la conservation de
l’espèce humaine. Notre avenir devient
dangereux et même incertain. « C’est pourquoi aujourd’hui, science et
technologie ne peuvent agir sans une pensée qui relie, globalise et
contextualise tout ce que leur existence implique »[24].
Dans le cadre de la mondialisation, il ne doit pas s’agir d’une unification ou
d’une pensée de complétude, il faut plutôt relever le pari de la reliance et de
la complexité.
S’il
y a crise des civilisations traditionnelles, il n’en est pas moins de la
civilisation occidentale qui tend à envahir notre monde. Les civilisations
traditionnelles connaissent l’attaque d’une réalité à trois faces : le
développement, la mondialisation et l’occidentalisation. On détruit ainsi les
solidarités, on néglige les singularités culturelles au nom d’un développement
à l’occidental. On oublie que ce qui est proposé en modèle est lui-même en
crise. Le bien-être matériel va de pair avec un mal-être psychologique et
moral. L’usage des tranquillisants est un témoignage on ne peut plus clair.
L’individualisme a apporté des égoïsmes. Il faut une politique de correction
des dégâts du développement économique. Le danger c’est d’aborder dans la
logique de la pensée de Karl Marx, ignorant la subjectivité, l’intériorité
humaine. L’homme ne doit pas être réduit à n’être qu’un producteur
matériel ? L’homme ne doit pas être réduit au seul social.
Le
pire en politique, comme le sont les régimes totalitaires, c’est de mettre un
terme à la liberté d’exprimer ses opinions et surtout d’anéantir dans son
principe la spontanéité de l’homme (son pouvoir de commencer) dans tous les
domaines.
L’Afrique
doit aujourd’hui remettre l’homme au centre de la politique en promouvant le
bien-vivre au lieu du bien-être. Le bien-être est réductionnel tandis que le
bien-vivre est complexe. Le processus historico-politique ne peut jamais être
défini de façon déterministe, c’est-à-dire comme quelque chose qui est d’emblée
déterminé, qui suit ses propres lois.
Terminons
avec ces mots d’Hannah Arendt : « car le fait que le monde se
renouvelle quotidiennement en vertu du phénomène de la naissance et de la
spontanéité des nouveaux venus, et qu’il est constamment entraîné dans une
nouveauté imprévisible, s’oppose à l’éventualité de définir et de reconnaître
le futur. Ce n’est que lorsqu’on dérobe aux nouveaux venus leur spontanéité,
leur droit de commencer quelque chose de nouveau, que le cours du monde peut être
déterminé et prévu »[25].
Prof. Okey Willy
Professeur des Universités
[1]
Ce texte est une conférence donnée au centre Lindonge de Kinshasa lors
d’un colloque sur Edgar Morin en 2011.
[2] N. VALLEJO-GOMEZ, « La pensée complexe :
Antidote pour les pensées uniques. Entretien avec Edgar Morin » in Synergies,
n.4 (2008), p. 261.
[4] Entretien avec E. MORIN, in la tribune. Fr du
02/05/2010
[5] N. VALLERJO-GOMEZ, op.cit, 249-262.
[6] Ibid., p. 249.
[7]
Ibid., p. 249 -251.
[11] Cf. www.
Lemonde.fr/politique/chat/2008/01/02/Edgar-Morin
[12] N. VALLEJO-GOMEZ, op.cit. p. 251.
[13] Www. Lemonde.fr/politique chat/2008/01/02/Edgar-Morin
[15]
Ibid., p. 252
[16] W. OKEY MUKOLMEN, Agir politique et banalité
du mal. Repenser la politique avec Hannah Arendt préface de N. MBOLOKALA
IMBULI, p. 74-75.
[17]
N. VALLEJO-GOMEZ. op.cit., p.
255-256.
[18]
Ibid., p. 256.
[19]
Ibid.
[20]
N. VALLEJO-GOMEZ. op.cit.,
p.258
[21] Www. Lemonde.fr/politique/chat/2008/01/02/edgar-morin
[22]
Ibid.
[23]
N. VALLEJO-GOMEZ, op.cit., p.
256
[24]
Ibid.
[25]
H. ARENDT, op.cit. p. 89.