ESPACE PUBLIC ET RESOLUTION DES CONFLITS.
Cas de la RC
CONGO.
L’espace public comme lieu d’apparence devrait
permettre l’avènement d’une société plus juste, plus humaine où chacun se
sentirait contribuable du dessein de la communauté des partenaires dont il
fait membre. Puisque l’espace public est un espace politique, la présence et
l’agir de chaque membre est une participation à la communauté politique. Les
différents problèmes de la communauté tournent souvent autour du bien-être
social de ses membres. L’Afrique en général, et la RD Congo en particulier, vit
l’ère de la démocratie. Mais dans le quotidien des africains et des congolais,
il s’agit plus d’une démocratie chantée plutôt que vécue. Notre continent se
retrouve dans des conflits de plusieurs ordres qui endeuillent des nombreuses
familles. La cause c’est souvent l’arrogance insupportable de ses dirigeants
qui préfèrent les biceps à la rationalité, l’argument de la force plutôt que la
force de l’argument, être des politiciens que des hommes d’Etat.
Tous se
rendent compte que les conflits engendrent des crises récurrentes qui
aboutissent parfois à la prise des armes pour défendre des droits que l’on
considère bafoués par ceux qui sont supposés les garantir. Ce sont alors des
dialogues qui sont organisés pour résoudre ces différents conflits. Et pourtant
les résolutions de ces différents conflits deviennent occasions d’autres
conflits. On passe ainsi des conflits en conflits. Pourquoi ces différents dialogues
restent inopérationnels ? Comment faut-il dialoguer ? Que doit-on
viser dans un dialogue pour que les résolutions aient des effets
escomptés ? Ce sont autant des questions qui vont occuper notre propos.
Nous pensons que les idées d’Habermas pourront constituer une piste de solution
au problème de résolutions des conflits en Afrique. Il s’agira, grâce à ses idées,
de rechercher les conditions de possibilités minimales de compréhension
mutuelle des hommes et femmes en situation d’échange verbal.
1.
L’espace public
L’espace public « constitue une structure intermédiaire
qui fait figure de médiateur entre, d’un côté, le système politique et, de
l’autre, les secteurs privés du monde vécu et les systèmes d’action
fonctionnellement spécifiés »[1].
Il y a donc deux facettes : le système et le monde vécu. Le premier ne se
préoccupe pas des réalités du monde vécu, tandis que le second se voit victime
de multiples impositions du premier par le fait que considéré comme simple
caisse de résonnance pouvant répercuter les problèmes dont les solutions ne
pourront provenir, en dernier essor, que du système. C’est dans le monde vécu
que se voit vraiment ancré l’espace public politique. « L’espace public
est un système d’alerte doté d’antennes peu spécifiques mais sensibles à
l’échelle de la société dans son ensemble »[2].
Autrement dit, non seulement l’espace public avertit et fait savoir aux acteurs
du système politique les réalités qui concernent la vie et la bonne marche de
la société, mais il a aussi pour tâche la problématisation efficace des faits.
En démocratie, l’espace public a un pouvoir de pression ; c’est-à-dire
qu’il renforce la pression qu’exercent les problèmes eux-mêmes tout en les
formulant de manière convaincante et influente, les appuyant par des
contributions des membres, les dramatisant en vue d’être repris et traités par
les représentants du peuple.
L’espace public ne doit pas être considéré comme une
institution ou un système au sens strict du terme. Ici, il n’y a pas un
caractère normatif avec différenciation des compétences et des rôles. Aucun
membre n’y est affilié par une quelconque réglementation. C’est, pour utiliser
le langage de Hannah Arendt, le lieu d’apparence ; il est « un réseau
permettant de communiquer des contenus et des prises de position, et donc des
opinions »[3].
Ces dernières montrent l’importance de la parole et de la discussion. Tout
commence au niveau individuel avant un regroupement de ces opinions en fonction
d’un thème spécifique. C’est après filtrage et synthétisation que les opinions
revêtent un caractère public ; alors elles deviennent des « opinions
focalisées » parce qu’elles jouissent en ce moment précis du consentement
de tous et finissent par être transférées aux organismes parlementaires. Certaines
opinions prennent le dessus sur les autres par la persuasion (la force de
l’argument et non l’argument de la force). L’espace public peut alors être
défini comme un espace social engendré par l’activité communicationnelle
orientant vers l’entente.
L’espace public comme lieu d’apparence ne vise
nullement l’instauration des classes sociales mais plutôt l’entente sociale et
le bien-être collectif ; l’accent n’est pas mis sur la hiérarchie, les
fonctions ou encore sur la spécialisation. D’où la condition de la « connaissance
d’une langue naturelle » comme moyen de participation à l’espace public.
Cette connaissance permet l’accès à tous. La force sociale de la parole réside dans
l’intercompréhension, c’est-à-dire dans la compréhension de l’individu par les
autres individus et sa contribution au bien-être de tous. L’espace public est
donc un espace intersubjectivement partagé. De lui naissent des relations
interpersonnelles caractérisées par une « situation idéale de
parole »[4].
2.
La communication
Le langage
a pour finalité la communication. Et la communication, chez Habermas, est
essentiellement « intercompréhension » portant au
« consensus ». Il s’agit d’un agir libre et rationnel. La rationalité
du langage peut jouer un rôle unificateur, selon que cette rationalité est stratégique
(instrumentale) ou communicationnelle. Comme le mot l’indique, la rationalité
stratégique vise le contrôle efficace de la réalité ; l’interlocuteur ne
sert que de moyen en vue d’une fin visée par le locuteur. La rationalité
communicationnelle, quant à elle, est une relation intersubjective mise en
place par des sujets qui parlent et agissent dans une attitude d’intercompréhension.
Il s’agit ainsi de la capacité qu’a le sujet « d’orienter son action selon
les prétentions à la validité intersubjectivement reconnues »[5].
Il nous faut ici insister sur l’aspect dialogique (et non monologique) ;
il y a une reconnaissance intersubjective. Le consensus est la condition sine qua non de la prétention à la
validité d’un énoncé (que cet énoncé soit de type cognitif, c’est-à-dire ayant
trait au monde naturel des choses ; de type normatif, c’est-à-dire lié au
monde social de l’intersubjectivité ; ou encore de type expressif,
c’est-à-dire lié au monde subjectif de chaque individu). Les membres d’une
société agissent et communiquent entr’eux par l’intermédiaire d’un langage
naturel à partir duquel ils se mettent à interpréter selon leur culture et à se
réfèrent en même temps à chaque chose dans le monde objectif, dans leur monde
social, et dans chaque monde subjectif propre. Puisque dialogique, la
rationalité est aussi procédurale, c’est-à-dire faillible et perfectible. C’est
dans la discussion que les partenaires peuvent traiter les incohérences, les
contradictions. La compréhension est la préoccupation principale de toute
communication interhumaine en vue d’une entente. Quand elle est viciée, elle
déclenche des incompréhensions qui peuvent aboutir à des conflits ; ce qui
mettrait en mal toute entente durable entre les membres de la communauté.
Habermas et ses amis de l’école de Francfort ont cherché à élaborer les normes
pouvant permettre d’arriver à une communication satisfaisante.
2.1.
Ethique de la discussion
Discussion, dialogue et conversation ont tous un
caractère dialogique mais ne peuvent pas être perçus de la même manière. Les
deux derniers éléments diffèrent du premier par le fait que celui-ci impose un
recours à l’argumentation et définit un cadre de justification tandis qu’il
n’en est pas le cas pour le dialogue et la conversation. Il est évident que la
discussion est une forme de communication ; elle est une activité
communicationnelle recherchant la restauration d’une entente. Même si la
discussion peut prendre les allures d’un dialogue, elle n’intervient que là où
la communication a été rompue ; d’où l’idée de la restauration. Les participants à la discussion, par la pratique de
l’argumentation cherchent à se convaincre les uns les autres par leurs
opinions. Chaque participant cherche, par la persuasion, à convaincre les
autres (ou l’autre) par la force de ses arguments. Ceux-ci sont « ces moyens
à l’aide desquels la reconnaissance intersubjective de la prétention à la
validité élevée à titre hypothétique par le proposant peut être amenée et par
là, l’opinion transformée en connaissance »[6].
Il sied de
noter que « l’éthique de la discussion ne fournit pas d’orientations
concrètes, mais offre une procédure, (…), qui doit garantir l’impartialité de
la formation du jugement »[7].
Il ne s’agit pas de produire des normes mais de tester la validité des normes
examinées à titre hypothéthique. Pour obtenir une situation idéale de parole,
et donc de discussion, il faut observer deux règles systémiques (principe d’universalisation,
principe « U » et principe de la discussion, principe
« D ») et deux règles dialogiques (condition de symétrie et condition
de réciprocité)[8].
L’observance et le respect de ces quatre règles par les participants à la
discussion aboutissent à l’entente, à l’intercompréhension.
Le premier
principe (U) vise l’instauration de l’entente mutuelle en prévoyant la validité
des normes car les sujets en dialogue sont à la quête d’un accord. La fin visée
c’est le consensus. Dans la discussion, on devrait penser au respect mutuel
entre les interlocuteurs. Ces derniers doivent chercher à se comprendre et
progresser dans la discussion sans tenir compte de leurs différences sociales.
Les différents acteurs doivent respecter toutes les normes. Kant, avec son impératif
du devoir, a tout son sens dans cette notion de l’universalité. On suppose que
chaque participant dans la discussion est un sujet rationnel et moral. Sa
maxime doit devenir une loi universelle. Une norme, pour être valide, doit être
acceptée sans contrainte par tous les individus concernés. Il faudrait
cependant relever que la morale kantienne est monologique tandis que celle de
Habermas est dialogique. Dans ce sens, l’universalité d’un point de vue se
dessine à partir du moment où toutes les personnes concernées manifestent un
intérêt commun et peuvent s’attendre à une adhésion générale et gagner une
reconnaissance intersubjective. C’est pourquoi, pour Habermas, « au lieu
d’imposer à tous les autres une maxime dont je veux qu’elle soit une loi
universelle, je dois soumettre ma maxime à tous les autres afin d’examiner par
la discussion, sa prétention à l’universalité »[9].
Dans
l’éthique de la discussion, c’est la force des meilleurs arguments pouvant
amener à l’entente des participants à la discussion qui doit avoir le dessus
sur l’argument de la force. Il faudrait combattre avec la dernière énergie
toute tendance à se considérer supérieurs aux autres participants à la
discussion. L’espace public, lieu de la discussion, est un espace des pairs,
c’est-à-dire des égaux. Il y a là une reconnaissance intersubjective. Nous
pouvons dire que par la rationalité procédurale, les participants à la discussion
vise la reconstruction d’une intersubjectivité intacte rendant possible
l’accord libre, sans contrainte,
entre les individus en présence s’accordant librement avec eux-mêmes. C’est la
discursivité qui fait aboutir à un accord intersubjectif basé sur la prétention
à la validité des arguments grâce à la description objective, l’acceptabilité
morale et l’authenticité des opinions et convictions. Comme le dit Habermas,
« chaque consensus repose sur une reconnaissance intersubjective des
prétentions critiquables à la validité ; et par là même il est
présupposé que ceux qui agissent communicationnellement sont capables de critique réciproque »[10]. Toutes
les personnes concernées s’accordent sur les normes relatives à la décision
prise. L’intercompréhension est la résultante de la communication.
Le
consensus est différent du compromis en ce que le premier est un accord entre
les partenaires sans préalable tandis que le second est le fruit d’une
négociation passant par des concessions mutuelles. Le consensus met l’accent
sur la validité de l’opinion découlant de la majorité alors que le compromis
oblige la concession de quelque chose ; il y a des contreparties, des
concessions mesurées. Le consensus est parfois un travail de longue haleine car
il entend prendre en compte toutes les meilleures idées. Le principe de la
discussion ou principe « D » voudrait que toutes les personnes
concernées participent à la
discussion. « Seules peuvent prétendre à la validité les normes qui
pourraient trouver l’accord de tous les concernés en tant qu’ils participent à
une discussion pratique »[11].
Le principe de la discussion règle les discussions normatives où l’importance
est accordée à la liberté de parole (l’isegoria
de la démocratie athénienne) et à
la spontanéité du comportement. Sans un engagement des participants à ce
principe de la discussion, une véritable communication serait un leurre car
chacun camperait sur ses positions – même les plus indéfendables. Le principe
« D » présuppose que le choix des normes est justifiable. Est
rationnel tout argument qui est discursivement fondé et critiqué. C’est
pourquoi il faut exclure de la sphère de la rationalité les activités
langagières comme les expressions des émotions, des sentiments, des langages
stratégiques… Nous pouvons penser à 4 exigences d’une bonne
communication :
-
Exigence
d’intelligibilité : les participants ont le devoir d’utiliser une
expression intelligible pour le locuteur et pour l’auditeur ; c’est dire
qu’ils doivent rendre intelligible ce qu’ils disent.
-
Exigence
de vérité : Il faudrait établir les faits, se référer à la vérité établie.
-
Exigence
de justesse : il s’agit de la justesse de ce que l’on dit
-
Exigence
de sincérité : la sincérité des partenaires. Cela implique un ensemble des
valeurs morales à posséder. C’est la sincérité des partenaires qui les mettra
en confiance ; il faut s’exprimer de façon sincère pour que l’interlocuteur
croie à l’énonciation.
2.2.Les
conditions de réciprocité
En s’engageant dans la discussion, il est normal que
chaque participant s’attende à être traité en égal et donc de disposer de la
possibilité d’exprimer ses opinions et sentiments sans être frustré par les
autres qui le considéreraient inférieur. Puisqu’égaux, chaque participant a la
chance de commander et d’opposer, de rendre compte et de demander des comptes.
Dans l’agir communicationnel, un participant peut faire qu’un autre participant
prolonge une interaction dans le sens désiré. C’est pourquoi il y a un lien
entre le langage, l’intercompréhension et la raison communicationnelle.
2.3.Les
conditions de symétrie
Puisque discuter signifie entrer dans une
argumentation, les participants doivent avoir un droit égal d’intervention. Chacun
des participants peut initier ou continuer la communication. La discussion
consiste à donner à chaque participant l’opportunité de présenter ses arguments
comme étant solides, défiant tout argument contraire. C’est le sens de la
prétention à la validité. Il revient aux autres participants à la discussion
d’avancer des arguments détruisant ceux qui viennent d’être avancés. Tout se
fait sans contrainte. La persuasion ou la force des arguments est le maître
mot. Les participants à l’argumentation présupposent que la structure de leur
communication exclut toute contrainte. Pour cela, il faudrait un cadre
conceptuel qui permette de prendre en compte le phénomène de contrainte non
contraignante de meilleur argument. L’argumentation c’est « le type de
discours où les parties prenantes thématisent des prétentions à la validité qui
font l’objet de litiges, et tentent de les admettre ou de les critiquer au
moyen d’arguments »[12].
3.
La RD Congo et ses échecs dans la résolution des
conflits
Grâce au langage et à la communication
intersubjective, les hommes peuvent trouver des solutions aux différents
problèmes qui mettent en mal la quiétude de l’espace public. Les moments de
discussion deviennent des lieux convenables d’élaboration des lois visant les
intérêts de toutes les parties prenantes. Les africains parlent de l’arbre à
palabre comme lieu de la discussion et d’une communication rationnelle. L’on
reconnait le bien fondé des raisons d’un argument dans sa capacité à convaincre
sans contrainte (physique et morale) les participants à la discussion. C’est la
rationalité de la communication qui impose sa loi. Par rationalité
communicationnelle, nous entendons une force sans violence du discours
argumentatif qui permet de réaliser l’entente et de susciter le consensus. Un
argument rationnel est un argument prêt à être critiqué et réexaminé. Pourquoi
les différents dialogues entrepris en RD Congo n’aboutissent pas à des
résultats escomptés ? Peut-on vraiment parler de discussions lors de ces
différentes tentatives de résolutions des conflits ? C’est à ces
interrogations que nous voulons tenter de répondre ici.
Quand les
gens se mettent ensemble pour discuter de la situation du pays, il y a une
prise de conscience que la communication est perturbée et qu’il y a nécessité de
restaurer l’ambiance d’une vie bonne ensemble comme congolais. Habermas
considère qu’il faut une situation idéale de parole ou de communication comme
point de départ pour engager une discussion. Sans cette condition, la
discussion se déroulera sur des mauvaises bases et l’issue ne sera que décevante.
Pour que la discussion se déroule dans un cadre serein et idéal de
communication, il faudrait exclure toutes les actions extérieures contingentes
et des contraintes inhérentes à la structure de la communication. La validité
des arguments dépendra de la vérité,
la pertinence et l’authenticité de ceux-ci. Dans une
telle situation, non seulement les participants exercent leur totale liberté
dans la discussion mais les questions sont aussi évaluées en toute
impartialité, sans pressions extérieures. La liberté des participants est le
socle d’une discussion sincère, juste, vraie et intelligible.
Si nous
considérons la société, dans la perspective habermassienne, comme
« système » et « monde vécu », le vrai lieu de
l’interaction communicationnelle est celui du monde vécu. Car le système est
le lieu de la concurrence en vue de la poursuite, grâce à des actions
stratégiques, des fins individuelles ; dans le système, le fonctionnement
échappe à la volonté des acteurs car tout est régulé par l’administration (pouvoir
politique) et l’argent (pouvoir économique). Les deux sont des pièces
maîtresses auxquelles toute résistance de l’intérieur du système est difficile
à réaliser. Les membres d’une société ne peuvent vraiment se retrouver
participants de leur vie en société que dans le « monde vécu »,
cet espace public de l’agir communicationnel. C’est dans le monde vécu que les
acteurs discutent entre eux et parviennent, grâce à la discussion, à des
ententes sur les fins qu’ils ont à poursuivre collectivement.
Aucune
société ne peut être envisagée comme exempte de tout conflit, de toute
divergence. Il faut appréhender « le monde vécu » comme un cadre
permettant le dépassement des conflits par la discussion rationnelle et
communicationnelle. Les conflits sont des dissensus, des mésententes
provisoires qui amènent au renouvellement de la société quand les pairs
arrivent à l’entente rationnelle par le moyen de l’agir communicationnel. Le
« monde vécu », lieu de l’existence collective, est aussi le lieu de
la perception de la formulation des problèmes affectant la société dans son
ensemble. La communication dans l’espace public se concrétise sous forme de
discussion publique pour un bon vivre ensemble car cet espace n’est pas le
monde des irréfléchis mais des rationnels qui agissent et délibèrent de leur
vécu quotidien. C’est tout le sens de la démocratie délibérative. Toute
décision politique est le résultat d’une procédure basée sur un échange
argumentatif, une discussion en dehors d’une approche stratégique. Dans ce
sens, l’opinion publique, loin d’être dépourvue de rationalité, est un moment
décisif de la délibération. C’est au terme d’un long processus de délibération
que l’on peut parler d’une décision politique légitime.
La
discussion publique, dans une démocratie délibérative (ou représentative au
niveau du Parlement), a le mérite de préserver la société de la violence
inhérente à la vie politique. Sans cette discussion publique, le risque de
retomber dans les régimes totalitaires est grand. Comme le pense Habermas, les
participants à la discussion, malgré leur nombre, peuvent aboutir à un
consensus s’il y a communication et intercompréhension. Par consensus, il
faudrait entendre un accord explicite ou implicite des individus sur les
valeurs essentielles de leur société et leur volonté de résoudre les conflits
susceptibles de les opposer, par la délibération, dans le seul but de laisser
triompher ce qui est commun en lieu et place de ce qui divise. « L’entente
réalisée discursivement dépend simultanément du ‘oui’ ou du ‘non’ insubstituable
de tout un chacun, et du dépassement de sa perspective égocentrique »[13].
C’est pourquoi le consensus repose sur la reconnaissance de prétentions
critiquables à la validité. Personne n’a le monopole de la vérité ; tout
argument doit passer au crible de la critique des personnes impliquées dans la
discussion. Ce n’est pas le sujet lui-même qui détermine la vérité de son
argument mais l’accord et la reconnaissance des participants. Chaque
participant doit montrer une attitude d’humilité.
Le
consensus est un accord rationnellement motivé ; c’est l’apport de
plusieurs opinions divergentes et leur adaptation progressive, par un processus
discursif, jusqu’au dégagement d’une solution satisfaisante pour le plus grand
nombre des personnes impliquées. Le consensus est une force sans contrainte, il
amène les acteurs à considérer que le résultat est acceptable par la majorité –
même si tout le monde n’est pas satisfait du résultat – et qu’il est le
résultat d’un processus de délibération où chacun est impliqué dans la prise de
décision. « La rationalité impliquée dans cette pratique s’avère dans le
fait qu’un accord obtenu communicationnellement doit ultimement s’appuyer sur des raisons »[14] Il
est le fruit de toutes les meilleures idées et volontés car au terme du
processus d’élagage des différentes opinions, on peut brandir la justesse de
l’opinion acceptée. Tout l’effort dans l’atteinte du consensus c’est de
minimiser le risque de conflit qui peut surgir dans la société ou de le
résoudre s’il a déjà éclaté. La validité de l’argument retenu ressort de sa
vérité, sa pertinence et son authenticité ; « dans les argumentations,
les participants doivent partir du fait qu’en principe tous les concernés
prennent part, libres et égaux, à une recherche coopérative de la vérité dans
laquelle seule peut valoir la force sans contrainte du meilleur argument »[15].
La discussion est ainsi une forme de communication plus exigeante en ce
qu’aucun participant ne peut se soustraire parce que tous sont capables de
parler et d’agir pour résoudre, le cas échéant, les différents conflits qui
peuvent surgir dans la société. Dans la discussion, les participants doivent
viser l’intercompréhension et doivent résister à toute tentation à la violence
car la déformation et la manipulation guettent constamment la formation de
l’opinion publique.
L’éthique
de la discussion postule une communauté des participants libres, sincères et
égaux dans une situation idéale de parole où la contrainte et la manipulation
sont à écarter. Dans une telle situation, chacun des participants se sent
valorisé et considère que ses points de vue sont pris en considération par les
autres partenaires à la discussion. Cette dernière se fait dans une ouverture
sincère des uns aux autres. Dans ce sens, le consensus se trouve être
l’antidote des problèmes socio-politiques découlant de l’agir communicationnel.
« Ce qui règne en règle générale, c’est la grisaille des situations à
mi-chemin entre, d’une part, l’incompréhension et la méprise, entre le manque
de sincérité volontaire et involontaire, entre le désaccord masqué et ouvert
et, de l’autre, entre l’accord préalable et l’entente réalisée »[16].
Comme
toute autre société moderne, la société congolaise est caractérisée aussi par
la compétition ; elle met en tension les citoyens à travers la parole, le
travail et les échanges. Tout devient alors stratégique en lieu et place d’un
agir communicationnel véritable. Pendant les différentes discussions de
résolution des conflits, il s’avère clairement qu’au lieu d’une rationalité
communicationnelle, les participants sont plutôt dans la logique d’une
rationalité instrumentale ou stratégique qui met en avant plan les intérêts
égoïstes ; les contractants ou les participants à la discussion s’engagent
avec des clauses secrètes de retrait, qu’on pourrait qualifier à juste titre de
réserve criminelle, qu’ils feront
jouer lorsqu’ils considéreront le contrat comme étant contraire à leurs
intérêts du départ. Le contrat est rompu dès qu’un participant considère qu’il
ne convient plus à son intérêt. Tout soupçon dans les clauses du contrat issu
de la discussion devient une occasion favorable de rupture.
L’éthique
de la discussion est une théorie discursive qui voudrait que les participants
s’en tiennent à une certaine normativité pour résoudre de façon consensuelle
les conflits d’action. D’où la nécessité de la sincérité des participants, la
vérité de ce qu’ils disent et l’authenticité de leurs propos. Cela implique en
plus une éthique de la responsabilité pour une orientation plus sûre dans
l’application du consensus. On ne peut pas se contenter de l’aboutissement à
une bonne fin, celle d’une théorie délibérative du droit et de la démocratie
qui nous propose un modèle de fonctionnement démocratique ; une bonne
discussion amenant au consensus doit avoir pour socle une éthique de la
responsabilité fondée sur une rationalité communicationnelle et non stratégique.
C’est dans une rationalité communicationnelle que le locuteur s’auto-comprend
et comprend les autres dans leurs singularités. Aboutir au consensus dans
l’espace public ne signifie pas oublier les jeux de pouvoir fondés sur les
intérêts des participants, mais c’est surtout mettre l’accent sur les
opportunités qu’offre le vivre-ensemble de l’espace public comme lieu
d’apparence et de prise de parole.
Ce qui est
visé dans la discussion, dans l’acte de parole, c’est l’intercompréhension.
C’est pourquoi nous pouvons dire que l’éthique de la discussion se propose
d’atteindre le consensus sans imposition mais grâce à la persuasion de
l’argument pouvant défendre plus plausiblement sa validité devant tous les
participants à la discussion. Le problème dans nos discussions c’est bien
souvent l’inadéquation entre ce que l’on pense, ce que l’on dit et ce que l’on
fait. Les discussions commencent sur des fausses prémisses, la conclusion ne
peut être qu’incertaine.
CONCLUSION
Le monde dans lequel nous vivons est un monde que nous
partageons avec les autres êtres humains ; chacun voudrait jouir de cet
espace public. L’espace public comme lieu d’apparence et de prise de parole
c’est le lieu de la pluralité, de l’inter-esse.
Dans cet espace de pluralité les conflits sont inévitables. C’est pourquoi, par
son agir communicationnel, l’homme est à mesure de chercher à résoudre les différends
qui surgissent dans sa relation avec les autres. C’est dans l’effort de
résolution des conflits que la discussion avec les partenaires de l’espace
public s’avère indispensable. Mais la discussion ne se fait pas de n’importe
quel manière ; il y a une éthique de la discussion tel que nous la propose
Habermas (et Karl Otto Appel).
Quand les
gens agissent et prennent la parole, l’idée c’est d’aboutir à l’intercompréhension
grâce à un consensus trouvé entre les participants à la discussion. Le consensus
est le fruit d’une rationalité communicationnelle qui ressort de la validité
d’un argument non imposé aux membres mais accepté par les participants au terme
d’une rationalité discursive. Ceci exige des participants une normativité de
sincérité, de vérité, d’intelligibilité, de justesse et d’authenticité lors de
la discussion.
Nous
voulions savoir pourquoi les différents forums tenus pour la résolution des
différents conflits en RD Congo sont des fiascos. Après analyse, nous sommes
convaincus que l’échec de toutes ces discussions est prévisible dès le départ
parce que la rationalité stratégique ou instrumentale basée sur les intérêts
égoïstes ne laisse aucune chance à la rationalité communicationnelle visant un
vrai bien-vivre-ensemble dans une intercompréhension des membres de la société.
« A la différence de la ‘représentation’ ou de la ‘connaissance’, l’ ‘intercompréhension’
a besoin de l’adjonction ‘sans contrainte’, parce que l’expression doit être
employée dans le sens d’un concept normatif. Du point de vue du participant, l’
‘intercompréhension’ ne signifie pas un procès empirique qui causerait un
accord factuel, mais un processus de persuasion réciproque, qui coordonne les
actions de plusieurs parties prenantes sur le fondement d’une motivation par des raisons.
Intercompréhension signifie communication en vue d’un accord valide »[17]
L’argument de la force (ou argument du plus fort) remplace la force de
l’argument passé au crible de l’épreuve de la validité. Quand les intérêts
défendus ne sont plus perçus tout au long du parcours, ce sont des voltefaces.
La conséquence est la remise en question des discussions précédentes et le
retour à la case de départ et la reprise des nouvelles discussions dont les
issues sont douteuses tant que le problème de la responsabilité dans l’éthique
de la discussion n’est pas résolu. Une vraie discussion visant
l’intercompréhension grâce au consensus obtenu doit être fondée sur la
sincérité, la pertinence, la vérité et l’authenticité. Pour reprendre le
langage habermassien, l’éthique de la discussion mènera la RD Congo vers la
résolution de ses multiples conflits si et seulement si les participants
arrivent à considérer le principe d’universalité (la norme doit viser la
satisfaction des intérêts de tout un chacun) et le principe de discussion (la
validité de la norme dépend de l’accord de tous les concernés participant à la
discussion).
Prof. Dr. Okey
Mukolmen Willy
Professeur des Universités
[1] J. HABERMAS, Droit et démocratie. Entre faits et normes. Traductionde R.
ROCHLITZ et C. BOUCHINDHOMME, Paris, Gallimard, 1997, p.401.
[2] Ibid., p.386.
[3] J. HABERMAS, Droit et démocratie, op.cit.,
p.387.
[4] Ibid.
[5] IDEM, Théorie de l’agir communicationnel, t1. Rationnalité de l’agir et rationalisation de
la société. Traduction de Jean-Marc FERRY, Paris, Fayard, 1987, p.31.
[6] J. HABERMAS, Théorie de l’agir communicationnel. T.1. op. cit., p.42.
[7] IDEM, Morale et communication. Conscience morale et activité communicationnelle.
Traduit de l’Allemand par Christian BOUCHIDHOMME, Paris, Cerf, 1988, p.137.
[8] Cf. ibid., p.86 –
87.
[9] J. HABERMAS, Morale et communication, op.cit., p.88.
[10] IDEM, Théorie de l’agir communicationnel, t.1, op.cit., p.135.
[11] IDEM, De l’éthique de la discussion. Traduit de l’allemand par Mark
HUNYADI, Paris, Cerf, 1992, p.17.
[12] J. HABERMAS, Théorie de l’agir communicationnel, t.1, op.cit., p.34.
[13] J. HABERMAS, De l’éthique de la discussion,
op.cit., p.23.
[14] IDEM, Théorie de l’agir communicationnel, t.1, op.cit., p.34.
[15] J. HABERMAS, De l’éthique de la discussion, op.cit., p.18-19.
[16] IDEM, Logique des sciences sociales et autres essais. Traduction de R.
ROCHLITZ, Paris, P.U.F, 1987, p.332.
[17] J. HABERMAS, Théorie del’agir communicationnel, t.2. Pour une critique de la raison fonctionnaliste. Traduction de Jean-Louis SCHLEGEL,
Paris, Fayard, 1987, p. 395-396.