dimanche 2 janvier 2022

Espace public et Résolution des conflits. Cas de la République Démocratique du Congo

 ESPACE PUBLIC ET RESOLUTION DES CONFLITS.

Cas de la RC CONGO.

      L’espace public comme lieu d’apparence devrait permettre l’avènement d’une société plus juste, plus humaine où chacun se sentirait contribuable du dessein de la communauté des partenaires dont il fait membre. Puisque l’espace public est un espace politique, la présence et l’agir de chaque membre est une participation à la communauté politique. Les différents problèmes de la communauté tournent souvent autour du bien-être social de ses membres. L’Afrique en général, et la RD Congo en particulier, vit l’ère de la démocratie. Mais dans le quotidien des africains et des congolais, il s’agit plus d’une démocratie chantée plutôt que vécue. Notre continent se retrouve dans des conflits de plusieurs ordres qui endeuillent des nombreuses familles. La cause c’est souvent l’arrogance insupportable de ses dirigeants qui préfèrent les biceps à la rationalité, l’argument de la force plutôt que la force de l’argument, être des politiciens que des hommes d’Etat.

      Tous se rendent compte que les conflits engendrent des crises récurrentes qui aboutissent parfois à la prise des armes pour défendre des droits que l’on considère bafoués par ceux qui sont supposés les garantir. Ce sont alors des dialogues qui sont organisés pour résoudre ces différents conflits. Et pourtant les résolutions de ces différents conflits deviennent occasions d’autres conflits. On passe ainsi des conflits en conflits. Pourquoi ces différents dialogues restent inopérationnels ? Comment faut-il dialoguer ? Que doit-on viser dans un dialogue pour que les résolutions aient des effets escomptés ? Ce sont autant des questions qui vont occuper notre propos. Nous pensons que les idées d’Habermas pourront constituer une piste de solution au problème de résolutions des conflits en Afrique. Il s’agira, grâce à ses idées, de rechercher les conditions de possibilités minimales de compréhension mutuelle des hommes et femmes en situation d’échange verbal.

1.      L’espace public

L’espace public « constitue une structure intermédiaire qui fait figure de médiateur entre, d’un côté, le système politique et, de l’autre, les secteurs privés du monde vécu et les systèmes d’action fonctionnellement spécifiés »[1]. Il y a donc deux facettes : le système et le monde vécu. Le premier ne se préoccupe pas des réalités du monde vécu, tandis que le second se voit victime de multiples impositions du premier par le fait que considéré comme simple caisse de résonnance pouvant répercuter les problèmes dont les solutions ne pourront provenir, en dernier essor, que du système. C’est dans le monde vécu que se voit vraiment ancré l’espace public politique. « L’espace public est un système d’alerte doté d’antennes peu spécifiques mais sensibles à l’échelle de la société dans son ensemble »[2]. Autrement dit, non seulement l’espace public avertit et fait savoir aux acteurs du système politique les réalités qui concernent la vie et la bonne marche de la société, mais il a aussi pour tâche la problématisation efficace des faits. En démocratie, l’espace public a un pouvoir de pression ; c’est-à-dire qu’il renforce la pression qu’exercent les problèmes eux-mêmes tout en les formulant de manière convaincante et influente, les appuyant par des contributions des membres, les dramatisant en vue d’être repris et traités par les représentants du peuple.

L’espace public ne doit pas être considéré comme une institution ou un système au sens strict du terme. Ici, il n’y a pas un caractère normatif avec différenciation des compétences et des rôles. Aucun membre n’y est affilié par une quelconque réglementation. C’est, pour utiliser le langage de Hannah Arendt, le lieu d’apparence ; il est « un réseau permettant de communiquer des contenus et des prises de position, et donc des opinions »[3]. Ces dernières montrent l’importance de la parole et de la discussion. Tout commence au niveau individuel avant un regroupement de ces opinions en fonction d’un thème spécifique. C’est après filtrage et synthétisation que les opinions revêtent un caractère public ; alors elles deviennent des « opinions focalisées » parce qu’elles jouissent en ce moment précis du consentement de tous et finissent par être transférées aux organismes parlementaires. Certaines opinions prennent le dessus sur les autres par la persuasion (la force de l’argument et non l’argument de la force). L’espace public peut alors être défini comme un espace social engendré par l’activité communicationnelle orientant vers l’entente.

L’espace public comme lieu d’apparence ne vise nullement l’instauration des classes sociales mais plutôt l’entente sociale et le bien-être collectif ; l’accent n’est pas mis sur la hiérarchie, les fonctions ou encore sur la spécialisation. D’où la condition de la « connaissance d’une langue naturelle » comme moyen de participation à l’espace public. Cette connaissance permet l’accès à tous. La force  sociale de la parole réside dans l’intercompréhension, c’est-à-dire dans la compréhension de l’individu par les autres individus et sa contribution au bien-être de tous. L’espace public est donc un espace intersubjectivement partagé. De lui naissent des relations interpersonnelles caractérisées par une « situation idéale de parole »[4].

2.      La communication

      Le langage a pour finalité la communication. Et la communication, chez Habermas, est essentiellement « intercompréhension » portant au « consensus ». Il s’agit d’un agir libre et rationnel. La rationalité du langage peut jouer un rôle unificateur, selon que cette rationalité est stratégique (instrumentale) ou communicationnelle. Comme le mot l’indique, la rationalité stratégique vise le contrôle efficace de la réalité ; l’interlocuteur ne sert que de moyen en vue d’une fin visée par le locuteur. La rationalité communicationnelle, quant à elle, est une relation intersubjective mise en place par des sujets qui parlent et agissent dans une attitude d’intercompréhension. Il s’agit ainsi de la capacité qu’a le sujet « d’orienter son action selon les prétentions à la validité intersubjectivement reconnues »[5]. Il nous faut ici insister sur l’aspect dialogique (et non monologique) ; il y a une reconnaissance intersubjective. Le consensus est la condition sine qua non de la prétention à la validité d’un énoncé (que cet énoncé soit de type cognitif, c’est-à-dire ayant trait au monde naturel des choses ; de type normatif, c’est-à-dire lié au monde social de l’intersubjectivité ; ou encore de type expressif, c’est-à-dire lié au monde subjectif de chaque individu). Les membres d’une société agissent et communiquent entr’eux par l’intermédiaire d’un langage naturel à partir duquel ils se mettent à interpréter selon leur culture et à se réfèrent en même temps à chaque chose dans le monde objectif, dans leur monde social, et dans chaque monde subjectif propre. Puisque dialogique, la rationalité est aussi procédurale, c’est-à-dire faillible et perfectible. C’est dans la discussion que les partenaires peuvent traiter les incohérences, les contradictions. La compréhension est la préoccupation principale de toute communication interhumaine en vue d’une entente. Quand elle est viciée, elle déclenche des incompréhensions qui peuvent aboutir à des conflits ; ce qui mettrait en mal toute entente durable entre les membres de la communauté. Habermas et ses amis de l’école de Francfort ont cherché à élaborer les normes pouvant permettre d’arriver à une communication satisfaisante.

2.1. Ethique de la discussion

      Discussion, dialogue et conversation ont tous un caractère dialogique mais ne peuvent pas être perçus de la même manière. Les deux derniers éléments diffèrent du premier par le fait que celui-ci impose un recours à l’argumentation et définit un cadre de justification tandis qu’il n’en est pas le cas pour le dialogue et la conversation. Il est évident que la discussion est une forme de communication ; elle est une activité communicationnelle recherchant la restauration d’une entente. Même si la discussion peut prendre les allures d’un dialogue, elle n’intervient que là où la communication a été rompue ; d’où l’idée de la restauration. Les participants à la discussion, par la pratique de l’argumentation cherchent à se convaincre les uns les autres par leurs opinions. Chaque participant cherche, par la persuasion, à convaincre les autres (ou l’autre) par la force de ses arguments. Ceux-ci sont « ces moyens à l’aide desquels la reconnaissance intersubjective de la prétention à la validité élevée à titre hypothétique par le proposant peut être amenée et par là, l’opinion transformée en connaissance »[6].

      Il sied de noter que « l’éthique de la discussion ne fournit pas d’orientations concrètes, mais offre une procédure, (…), qui doit garantir l’impartialité de la formation du jugement »[7]. Il ne s’agit pas de produire des normes mais de tester la validité des normes examinées à titre hypothéthique. Pour obtenir une situation idéale de parole, et donc de discussion, il faut observer deux règles systémiques (principe d’universalisation, principe « U » et principe de la discussion, principe « D ») et deux règles dialogiques (condition de symétrie et condition de réciprocité)[8]. L’observance et le respect de ces quatre règles par les participants à la discussion aboutissent à l’entente, à l’intercompréhension.

      Le premier principe (U) vise l’instauration de l’entente mutuelle en prévoyant la validité des normes car les sujets en dialogue sont à la quête d’un accord. La fin visée c’est le consensus. Dans la discussion, on devrait penser au respect mutuel entre les interlocuteurs. Ces derniers doivent chercher à se comprendre et progresser dans la discussion sans tenir compte de leurs différences sociales. Les différents acteurs doivent respecter toutes les normes. Kant, avec son impératif du devoir, a tout son sens dans cette notion de l’universalité. On suppose que chaque participant dans la discussion est un sujet rationnel et moral. Sa maxime doit devenir une loi universelle. Une norme, pour être valide, doit être acceptée sans contrainte par tous les individus concernés. Il faudrait cependant relever que la morale kantienne est monologique tandis que celle de Habermas est dialogique. Dans ce sens, l’universalité d’un point de vue se dessine à partir du moment où toutes les personnes concernées manifestent un intérêt commun et peuvent s’attendre à une adhésion générale et gagner une reconnaissance intersubjective. C’est pourquoi, pour Habermas, « au lieu d’imposer à tous les autres une maxime dont je veux qu’elle soit une loi universelle, je dois soumettre ma maxime à tous les autres afin d’examiner par la discussion, sa prétention à l’universalité »[9].

      Dans l’éthique de la discussion, c’est la force des meilleurs arguments pouvant amener à l’entente des participants à la discussion qui doit avoir le dessus sur l’argument de la force. Il faudrait combattre avec la dernière énergie toute tendance à se considérer supérieurs aux autres participants à la discussion. L’espace public, lieu de la discussion, est un espace des pairs, c’est-à-dire des égaux. Il y a là une reconnaissance intersubjective. Nous pouvons dire que par la rationalité procédurale, les participants à la discussion vise la reconstruction d’une intersubjectivité intacte rendant possible l’accord libre, sans contrainte, entre les individus en présence s’accordant librement avec eux-mêmes. C’est la discursivité qui fait aboutir à un accord intersubjectif basé sur la prétention à la validité des arguments grâce à la description objective, l’acceptabilité morale et l’authenticité des opinions et convictions. Comme le dit Habermas, « chaque consensus repose sur une reconnaissance intersubjective des prétentions critiquables à la validité ; et par là même il est présupposé que ceux qui agissent communicationnellement sont capables de critique réciproque »[10]. Toutes les personnes concernées s’accordent sur les normes relatives à la décision prise. L’intercompréhension est la résultante de la communication.

      Le consensus est différent du compromis en ce que le premier est un accord entre les partenaires sans préalable tandis que le second est le fruit d’une négociation passant par des concessions mutuelles. Le consensus met l’accent sur la validité de l’opinion découlant de la majorité alors que le compromis oblige la concession de quelque chose ; il y a des contreparties, des concessions mesurées. Le consensus est parfois un travail de longue haleine car il entend prendre en compte toutes les meilleures idées. Le principe de la discussion ou principe « D » voudrait que toutes les personnes concernées participent à la discussion. « Seules peuvent prétendre à la validité les normes qui pourraient trouver l’accord de tous les concernés en tant qu’ils participent à une discussion pratique »[11]. Le principe de la discussion règle les discussions normatives où l’importance est accordée à la liberté de parole (l’isegoria de la démocratie athénienne) et à la spontanéité du comportement. Sans un engagement des participants à ce principe de la discussion, une véritable communication serait un leurre car chacun camperait sur ses positions – même les plus indéfendables. Le principe « D » présuppose que le choix des normes est justifiable. Est rationnel tout argument qui est discursivement fondé et critiqué. C’est pourquoi il faut exclure de la sphère de la rationalité les activités langagières comme les expressions des émotions, des sentiments, des langages stratégiques… Nous pouvons penser à 4 exigences d’une bonne communication :

-         Exigence d’intelligibilité : les participants ont le devoir d’utiliser une expression intelligible pour le locuteur et pour l’auditeur ; c’est dire qu’ils doivent rendre intelligible ce qu’ils disent.

-         Exigence de vérité : Il faudrait établir les faits, se référer à la vérité établie.

-         Exigence de justesse : il s’agit de la justesse de ce que l’on dit

-         Exigence de sincérité : la sincérité des partenaires. Cela implique un ensemble des valeurs morales à posséder. C’est la sincérité des partenaires qui les mettra en confiance ; il faut s’exprimer de façon sincère pour que l’interlocuteur croie à l’énonciation.

 

2.2.Les conditions de réciprocité

      En s’engageant dans la discussion, il est normal que chaque participant s’attende à être traité en égal et donc de disposer de la possibilité d’exprimer ses opinions et sentiments sans être frustré par les autres qui le considéreraient inférieur. Puisqu’égaux, chaque participant a la chance de commander et d’opposer, de rendre compte et de demander des comptes. Dans l’agir communicationnel, un participant peut faire qu’un autre participant prolonge une interaction dans le sens désiré. C’est pourquoi il y a un lien entre le langage, l’intercompréhension et la raison communicationnelle.

2.3.Les conditions de symétrie

     Puisque discuter signifie entrer dans une argumentation, les participants doivent avoir un droit égal d’intervention. Chacun des participants peut initier ou continuer la communication. La discussion consiste à donner à chaque participant l’opportunité de présenter ses arguments comme étant solides, défiant tout argument contraire. C’est le sens de la prétention à la validité. Il revient aux autres participants à la discussion d’avancer des arguments détruisant ceux qui viennent d’être avancés. Tout se fait sans contrainte. La persuasion ou la force des arguments est le maître mot. Les participants à l’argumentation présupposent que la structure de leur communication exclut toute contrainte. Pour cela, il faudrait un cadre conceptuel qui permette de prendre en compte le phénomène de contrainte non contraignante de meilleur argument. L’argumentation c’est « le type de discours où les parties prenantes thématisent des prétentions à la validité qui font l’objet de litiges, et tentent de les admettre ou de les critiquer au moyen d’arguments »[12].

 

3.      La RD Congo et ses échecs dans la résolution des conflits

      Grâce au langage et à la communication intersubjective, les hommes peuvent trouver des solutions aux différents problèmes qui mettent en mal la quiétude de l’espace public. Les moments de discussion deviennent des lieux convenables d’élaboration des lois visant les intérêts de toutes les parties prenantes. Les africains parlent de l’arbre à palabre comme lieu de la discussion et d’une communication rationnelle. L’on reconnait le bien fondé des raisons d’un argument dans sa capacité à convaincre sans contrainte (physique et morale) les participants à la discussion. C’est la rationalité de la communication qui impose sa loi. Par rationalité communicationnelle, nous entendons une force sans violence du discours argumentatif qui permet de réaliser l’entente et de susciter le consensus. Un argument rationnel est un argument prêt à être critiqué et réexaminé. Pourquoi les différents dialogues entrepris en RD Congo n’aboutissent pas à des résultats escomptés ? Peut-on vraiment parler de discussions lors de ces différentes tentatives de résolutions des conflits ? C’est à ces interrogations que nous voulons tenter de répondre ici.

      Quand les gens se mettent ensemble pour discuter de la situation du pays, il y a une prise de conscience que la communication est perturbée et qu’il y a nécessité de restaurer l’ambiance d’une vie bonne ensemble comme congolais. Habermas considère qu’il faut une situation idéale de parole ou de communication comme point de départ pour engager une discussion. Sans cette condition, la discussion se déroulera sur des mauvaises bases et l’issue ne sera que décevante. Pour que la discussion se déroule dans un cadre serein et idéal de communication, il faudrait exclure toutes les actions extérieures contingentes et des contraintes inhérentes à la structure de la communication. La validité des arguments dépendra de la vérité, la pertinence et l’authenticité de ceux-ci. Dans une telle situation, non seulement les participants exercent leur totale liberté dans la discussion mais les questions sont aussi évaluées en toute impartialité, sans pressions extérieures. La liberté des participants est le socle d’une discussion sincère, juste, vraie et intelligible.

      Si nous considérons la société, dans la perspective habermassienne, comme « système » et « monde vécu », le vrai lieu de l’interaction communicationnelle est celui du monde vécu. Car le système est le lieu de la concurrence en vue de la poursuite, grâce à des actions stratégiques, des fins individuelles ; dans le système, le fonctionnement échappe à la volonté des acteurs car tout est régulé par l’administration (pouvoir politique) et l’argent (pouvoir économique). Les deux sont des pièces maîtresses auxquelles toute résistance de l’intérieur du système est difficile à réaliser. Les membres d’une société ne peuvent vraiment se retrouver participants de leur vie en société que dans le « monde vécu », cet espace public de l’agir communicationnel. C’est dans le monde vécu que les acteurs discutent entre eux et parviennent, grâce à la discussion, à des ententes sur les fins qu’ils ont à poursuivre collectivement.

      Aucune société ne peut être envisagée comme exempte de tout conflit, de toute divergence. Il faut appréhender « le monde vécu » comme un cadre permettant le dépassement des conflits par la discussion rationnelle et communicationnelle. Les conflits sont des dissensus, des mésententes provisoires qui amènent au renouvellement de la société quand les pairs arrivent à l’entente rationnelle par le moyen de l’agir communicationnel. Le « monde vécu », lieu de l’existence collective, est aussi le lieu de la perception de la formulation des problèmes affectant la société dans son ensemble. La communication dans l’espace public se concrétise sous forme de discussion publique pour un bon vivre ensemble car cet espace n’est pas le monde des irréfléchis mais des rationnels qui agissent et délibèrent de leur vécu quotidien. C’est tout le sens de la démocratie délibérative. Toute décision politique est le résultat d’une procédure basée sur un échange argumentatif, une discussion en dehors d’une approche stratégique. Dans ce sens, l’opinion publique, loin d’être dépourvue de rationalité, est un moment décisif de la délibération. C’est au terme d’un long processus de délibération que l’on peut parler d’une décision politique légitime.

      La discussion publique, dans une démocratie délibérative (ou représentative au niveau du Parlement), a le mérite de préserver la société de la violence inhérente à la vie politique. Sans cette discussion publique, le risque de retomber dans les régimes totalitaires est grand. Comme le pense Habermas, les participants à la discussion, malgré leur nombre, peuvent aboutir à un consensus s’il y a communication et intercompréhension. Par consensus, il faudrait entendre un accord explicite ou implicite des individus sur les valeurs essentielles de leur société et leur volonté de résoudre les conflits susceptibles de les opposer, par la délibération, dans le seul but de laisser triompher ce qui est commun en lieu et place de ce qui divise. « L’entente réalisée discursivement dépend simultanément du ‘oui’ ou du ‘non’ insubstituable de tout un chacun, et du dépassement de sa perspective égocentrique »[13]. C’est pourquoi le consensus repose sur la reconnaissance de prétentions critiquables à la validité. Personne n’a le monopole de la vérité ; tout argument doit passer au crible de la critique des personnes impliquées dans la discussion. Ce n’est pas le sujet lui-même qui détermine la vérité de son argument mais l’accord et la reconnaissance des participants. Chaque participant doit montrer une attitude d’humilité.

      Le consensus est un accord rationnellement motivé ; c’est l’apport de plusieurs opinions divergentes et leur adaptation progressive, par un processus discursif, jusqu’au dégagement d’une solution satisfaisante pour le plus grand nombre des personnes impliquées. Le consensus est une force sans contrainte, il amène les acteurs à considérer que le résultat est acceptable par la majorité – même si tout le monde n’est pas satisfait du résultat – et qu’il est le résultat d’un processus de délibération où chacun est impliqué dans la prise de décision. « La rationalité impliquée dans cette pratique s’avère dans le fait qu’un accord obtenu communicationnellement doit ultimement s’appuyer sur des raisons »[14] Il est le fruit de toutes les meilleures idées et volontés car au terme du processus d’élagage des différentes opinions, on peut brandir la justesse de l’opinion acceptée. Tout l’effort dans l’atteinte du consensus c’est de minimiser le risque de conflit qui peut surgir dans la société ou de le résoudre s’il a déjà éclaté. La validité de l’argument retenu ressort de sa vérité, sa pertinence et son authenticité ; « dans les argumentations, les participants doivent partir du fait qu’en principe tous les concernés prennent part, libres et égaux, à une recherche coopérative de la vérité dans laquelle seule peut valoir la force sans contrainte du meilleur argument »[15]. La discussion est ainsi une forme de communication plus exigeante en ce qu’aucun participant ne peut se soustraire parce que tous sont capables de parler et d’agir pour résoudre, le cas échéant, les différents conflits qui peuvent surgir dans la société. Dans la discussion, les participants doivent viser l’intercompréhension et doivent résister à toute tentation à la violence car la déformation et la manipulation guettent constamment la formation de l’opinion publique.

      L’éthique de la discussion postule une communauté des participants libres, sincères et égaux dans une situation idéale de parole où la contrainte et la manipulation sont à écarter. Dans une telle situation, chacun des participants se sent valorisé et considère que ses points de vue sont pris en considération par les autres partenaires à la discussion. Cette dernière se fait dans une ouverture sincère des uns aux autres. Dans ce sens, le consensus se trouve être l’antidote des problèmes socio-politiques découlant de l’agir communicationnel. « Ce qui règne en règle générale, c’est la grisaille des situations à mi-chemin entre, d’une part, l’incompréhension et la méprise, entre le manque de sincérité volontaire et involontaire, entre le désaccord masqué et ouvert et, de l’autre, entre l’accord préalable et l’entente réalisée »[16].

      Comme toute autre société moderne, la société congolaise est caractérisée aussi par la compétition ; elle met en tension les citoyens à travers la parole, le travail et les échanges. Tout devient alors stratégique en lieu et place d’un agir communicationnel véritable. Pendant les différentes discussions de résolution des conflits, il s’avère clairement qu’au lieu d’une rationalité communicationnelle, les participants sont plutôt dans la logique d’une rationalité instrumentale ou stratégique qui met en avant plan les intérêts égoïstes ; les contractants ou les participants à la discussion s’engagent avec des clauses secrètes de retrait, qu’on pourrait qualifier à juste titre de réserve criminelle, qu’ils feront jouer lorsqu’ils considéreront le contrat comme étant contraire à leurs intérêts du départ. Le contrat est rompu dès qu’un participant considère qu’il ne convient plus à son intérêt. Tout soupçon dans les clauses du contrat issu de la discussion devient une occasion favorable de rupture.

      L’éthique de la discussion est une théorie discursive qui voudrait que les participants s’en tiennent à une certaine normativité pour résoudre de façon consensuelle les conflits d’action. D’où la nécessité de la sincérité des participants, la vérité de ce qu’ils disent et l’authenticité de leurs propos. Cela implique en plus une éthique de la responsabilité pour une orientation plus sûre dans l’application du consensus. On ne peut pas se contenter de l’aboutissement à une bonne fin, celle d’une théorie délibérative du droit et de la démocratie qui nous propose un modèle de fonctionnement démocratique ; une bonne discussion amenant au consensus doit avoir pour socle une éthique de la responsabilité fondée sur une rationalité communicationnelle et non stratégique. C’est dans une rationalité communicationnelle que le locuteur s’auto-comprend et comprend les autres dans leurs singularités. Aboutir au consensus dans l’espace public ne signifie pas oublier les jeux de pouvoir fondés sur les intérêts des participants, mais c’est surtout mettre l’accent sur les opportunités qu’offre le vivre-ensemble de l’espace public comme lieu d’apparence et de prise de parole.

      Ce qui est visé dans la discussion, dans l’acte de parole, c’est l’intercompréhension. C’est pourquoi nous pouvons dire que l’éthique de la discussion se propose d’atteindre le consensus sans imposition mais grâce à la persuasion de l’argument pouvant défendre plus plausiblement sa validité devant tous les participants à la discussion. Le problème dans nos discussions c’est bien souvent l’inadéquation entre ce que l’on pense, ce que l’on dit et ce que l’on fait. Les discussions commencent sur des fausses prémisses, la conclusion ne peut être qu’incertaine.

      CONCLUSION

      Le monde dans lequel nous vivons est un monde que nous partageons avec les autres êtres humains ; chacun voudrait jouir de cet espace public. L’espace public comme lieu d’apparence et de prise de parole c’est le lieu de la pluralité, de l’inter-esse. Dans cet espace de pluralité les conflits sont inévitables. C’est pourquoi, par son agir communicationnel, l’homme est à mesure de chercher à résoudre les différends qui surgissent dans sa relation avec les autres. C’est dans l’effort de résolution des conflits que la discussion avec les partenaires de l’espace public s’avère indispensable. Mais la discussion ne se fait pas de n’importe quel manière ; il y a une éthique de la discussion tel que nous la propose Habermas (et Karl Otto Appel).

      Quand les gens agissent et prennent la parole, l’idée c’est d’aboutir à l’intercompréhension grâce à un consensus trouvé entre les participants à la discussion. Le consensus est le fruit d’une rationalité communicationnelle qui ressort de la validité d’un argument non imposé aux membres mais accepté par les participants au terme d’une rationalité discursive. Ceci exige des participants une normativité de sincérité, de vérité, d’intelligibilité, de justesse et d’authenticité lors de la discussion.

      Nous voulions savoir pourquoi les différents forums tenus pour la résolution des différents conflits en RD Congo sont des fiascos. Après analyse, nous sommes convaincus que l’échec de toutes ces discussions est prévisible dès le départ parce que la rationalité stratégique ou instrumentale basée sur les intérêts égoïstes ne laisse aucune chance à la rationalité communicationnelle visant un vrai bien-vivre-ensemble dans une intercompréhension des membres de la société. « A la différence de la ‘représentation’ ou de la ‘connaissance’, l’ ‘intercompréhension’ a besoin de l’adjonction ‘sans contrainte’, parce que l’expression doit être employée dans le sens d’un concept normatif. Du point de vue du participant, l’ ‘intercompréhension’ ne signifie pas un procès empirique qui causerait un accord factuel, mais un processus de persuasion réciproque, qui coordonne les actions de plusieurs parties prenantes sur le fondement d’une motivation par des raisons. Intercompréhension signifie communication en vue d’un accord valide »[17] L’argument de la force (ou argument du plus fort) remplace la force de l’argument passé au crible de l’épreuve de la validité. Quand les intérêts défendus ne sont plus perçus tout au long du parcours, ce sont des voltefaces. La conséquence est la remise en question des discussions précédentes et le retour à la case de départ et la reprise des nouvelles discussions dont les issues sont douteuses tant que le problème de la responsabilité dans l’éthique de la discussion n’est pas résolu. Une vraie discussion visant l’intercompréhension grâce au consensus obtenu doit être fondée sur la sincérité, la pertinence, la vérité et l’authenticité. Pour reprendre le langage habermassien, l’éthique de la discussion mènera la RD Congo vers la résolution de ses multiples conflits si et seulement si les participants arrivent à considérer le principe d’universalité (la norme doit viser la satisfaction des intérêts de tout un chacun) et le principe de discussion (la validité de la norme dépend de l’accord de tous les concernés participant à la discussion).

Prof. Dr. Okey Mukolmen Willy

Professeur des Universités



[1] J. HABERMAS, Droit et démocratie. Entre faits et normes. Traductionde R. ROCHLITZ et C. BOUCHINDHOMME, Paris, Gallimard, 1997, p.401.

[2] Ibid., p.386.

[3] J. HABERMAS, Droit et démocratie, op.cit., p.387.

[4] Ibid.

[5] IDEM, Théorie de l’agir communicationnel, t1. Rationnalité de l’agir et rationalisation de la société. Traduction de Jean-Marc FERRY, Paris, Fayard, 1987, p.31.

[6] J. HABERMAS, Théorie de l’agir communicationnel. T.1. op. cit., p.42.

[7] IDEM, Morale et communication. Conscience morale et activité communicationnelle. Traduit de l’Allemand par Christian BOUCHIDHOMME, Paris, Cerf, 1988, p.137.

[8] Cf. ibid., p.86 – 87.

[9] J. HABERMAS, Morale et communication, op.cit., p.88.

[10] IDEM, Théorie de l’agir communicationnel, t.1, op.cit., p.135.

[11] IDEM, De l’éthique de la discussion. Traduit de l’allemand par Mark HUNYADI, Paris, Cerf, 1992, p.17.

[12] J. HABERMAS, Théorie de l’agir communicationnel, t.1, op.cit., p.34.

[13] J. HABERMAS, De l’éthique de la discussion, op.cit., p.23.

[14] IDEM, Théorie de l’agir communicationnel, t.1, op.cit., p.34.

[15] J. HABERMAS, De l’éthique de la discussion, op.cit., p.18-19.

[16] IDEM, Logique des sciences sociales et autres essais. Traduction de R. ROCHLITZ, Paris, P.U.F, 1987, p.332.

[17] J. HABERMAS, Théorie del’agir communicationnel, t.2. Pour une critique de la raison fonctionnaliste.         Traduction de Jean-Louis SCHLEGEL, Paris, Fayard, 1987, p. 395-396.